DOSSIER SPÉCIAL EN COLLABORATION AVEC ME LOU-SALOMÉ SORLIN, AVOCATE À LA COUR ET SPÉCIALISTE EN DROIT DE L’ASILE ET D’IMMIGRATION EN FRANCE

Le 23 novembre 2015, le Conseil d’État français, l’équivalent de la Cour supérieure du Québec, a confirmé une décision du juge administratif de première instance ordonnant à l’État de rendre les conditions de vie de la « jungle » de Calais, au Nord de la France, plus dignes. La « jungle » est le nom commun donné à un bidonville dans le Nord de la France. La plupart des réfugiés contraints à demeurer dans ce camp sont arrivés irrégulièrement avec l’aide de passeurs. Depuis les récents événements en Syrie, en Irak et en Afghanistan, l’arrivée de réfugiés en Europe s’est très fortement accrue – il y aurait maintenant environ 5,000 personnes exilées dans la « jungle », contraintes de vivre dans des conditions dictées par une économie de survie.
Plus particulièrement, le terrain de la « jungle » de Calais est insalubre, se situe dans une zone « inondable, marécageuse », et est susceptible de provoquer la dissémination d’épidémies graves, avec « un degré dangereux de bactéries et une hygiène déplorable », selon les rapports. Les abris sont des tentes impropres à l’habitation durable et, surtout, pas adaptées aux températures de l’hiver du Nord de France. Selon l’OMS, le logement est le facteur environnemental prévalant dans les causes de maladies, mortalité et morbidité, et dans le cas de Calais, les habitants vivent dans des « conditions infernales avec des tentes de fortune envahies par les rats, des sources d’eau contaminées par les selles, des habitants souffrant de tuberculose, de la gale et de stress post-traumatiques », selon les publications.

La présence de détritus, déchets, sacs poubelles éventrés empestant la nourriture pourrie, immondices, animaux morts ou dangereux, et d’autres contaminants portent atteinte à l’intégrité physique et à la vie des personnes par le développement d’épidémies et de germes dangereux susceptibles de se répandre, selon un rapport très récent du défenseur des droits. Selon ce rapport d’octobre 2015, l’accès à l’eau est limité à 3 points d’eau, l’alimentation est nettement insuffisante (1 service de 2,500 repas par jour à un centre qui se retrouve à 2 km du bidonville), et il n’y a que 40 toilettes chimiques sur le terrain. L’accès aux soins essentiels est limité, les services de secours n’ont aucun moyen de rentrer dans le camp, et les réseaux de prostitution et de drogues sont omniprésents à travers le site. Le tout malgré les associations qui essaient de pallier les insuffisances de l’État.
Pourquoi les réfugiés demeurent-ils à Calais? Cela peut s’expliquer par la désinformation des passeurs qui leur indiquent qu’ils ne peuvent pas demander l’asile en France, ou la situation de nombreux réfugiés qui cherchent à rejoindre leur proche famille au Royaume-Uni mais sont bloqués au niveau de la frontière, ou encore du fait des organisations illicites qui ont intérêt à pérenniser les réseaux de prostitution et de « trafic » des humains, ou le fait que l’information par rapport à la procédure de demande d’asile en France n’est pas accessible. Plusieurs raisons expliquent ainsi ce phénomène, mais une chose est sûre : seuls les associations et les bénévoles essaient de pallier les manquements flagrants de l’État à ses obligations.
C’est pour cela que deux associations, représentés par Me Patrice Spinosi et Me Lou-Salomé Sorlin, du cabinet Spinosi & Sureau, à Paris, ont décidé d’engager une action en référé-liberté, pour obtenir du juge administratif qu’il ordonne les mesures nécessaires pour mettre un terme aux multiples violations du droit fondamental de l’asile – garanti par la Constitution française et la Convention de Genève relative au statut des réfugiés de 1951 – et du droit à la vie et du droit à ne pas subir des traitements inhumains et dégradants consacrés par la Convention européenne des droits de l’Homme.

Le référé-liberté est une procédure prévue en France pour obtenir des mesures d’urgence dans un délai de 48 heures. L’article L.521-2 du Code de justice administrative ainsi qu’une jurisprudence constante des tribunaux français prévoient ainsi que le juge des référés peut « ordonner toutes mesures nécessaires » à la sauvegarde d’une liberté fondamentale pour mettre un terme aux atteintes graves et manifestement illégales infligées par la carence de l’État. Dans le cas de Calais, c’est deux associations, Médecins du Monde et Secours Catholique, et plusieurs demandeurs d’asile qui ont poursuivi l’État.
Enélaborant leur argumentaire à partir des faits recueillis par le Défenseur des droits dans son rapport d’octobre 2015, Me Spinosi et Me Sorlin ont plaidéspour demander, notamment, l’hébergement d’urgence pour les personnes vulnérables (mineurs isolées et femmes), l’installation d’habitations salubres, l’augmentation des points de santé, l’ajout de points d’eau, le déblaiement immédiat des déchets, l’installation et le service de collecte de bennes de déchets, l’installation de toilettes chimiques et des travaux pour permettre l’accès des services d’urgence sur le site.
Après une journée chargée de plaidoiries, questionnements et témoignages des associations, le juge des référés a donné raison aux associations et a ordonné à l’État de « procéder, dans un délai de quarante-huit heures, au recensement des mineurs isolés en situation de détresse et de se rapprocher du département du Pas-de-Calais en vue de leur placement ». Le juge administratif a également ordonné à l’État et à la commune de Calais de « commencer à mettre en place, dans les huit jours, des points d’eau, des toilettes et des dispositifs de collecte des ordures supplémentaires, de procéder à un nettoyage du site, de créer des accès pour les services d’urgence ».

Une semaine après la décision, l’État a fait appel de cette décision devant le Conseil d’État, qui a confirmé l’obligation positive de l’État dans le contexte des conditions d’accueil des réfugiés dans le bidonville de Calais. En particulier, la Haute juridiction administrative a rappelé qu’ « en l’absence de texte particulier, il appartient en tout état de cause aux autorités titulaires du pouvoir de police générale, garantes du respect du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité humaine, de veiller, notamment, à ce que le droit de toute personne à ne pas être soumise à des traitements inhumains ou dégradants soit garanti; que lorsque la carence des autorités publiques expose des personnes à être soumises, de manière caractérisée, à un traitement inhumain ou dégradant, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarante-huit heures, le juge des référés peut, au titre de la procédure particulière prévue par l’article L. 521-2 précité, prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser la situation résultant de cette carence ».
Dans un article du quotidien Le Monde, Me Spinosi explique que ce jugement est historique, une première en France : « c’est une défaite pour le ministère de l’intérieur, qui a fait appel. Pour la première fois, nous avons la condamnation de l’État à propos d’un camp de réfugiés. La plus haute juridiction administrative rappelle dans une ordonnance — qu’elle a choisi de rendre publique — que l’État ne peut manifester un désintérêt total à propos de ce qui se passe sur son territoire au point de soumettre les migrants qui vivent là à des traitements humains et dégradants ».
Effectivement, le fait de conclure – juridiquement – que l’État a l’obligation positive de fournir un minimum de condition d’accueil pour les réfugiés est une étape historique pour la France au niveau du droit d’asile. Pour autant, la situation des personnes exilées dans le Nord-Pas-de-Calais est loin d’être résolue. A quelques kilomètres de la « jungle », un autre camp s’est constitué à Grande-Synthe. Les conditions de vie sont plus dégradées encore que la situation qui a donné lieu à la décision du Conseil d’État du 23 novembre 2015 pour Calais. Encore et malgré les injonctions des juges administratifs français, de nombreux mineurs isolés étrangers vivent dans ces camps et sont exposés, sans aucune forme de protection particulière, à des réseaux de prostitution, de traite et de passeurs.
