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Transcendantalisme, ou préférer le paysage au barrage

Il neige, et les flocons se déroulent en lianes le long de pentes escarpées traçant sur le roc des traits d’or. Du fond de la vallée, un bosquet de grands sequoias grimpe à leur rencontre, le feuillage agité d’impatience. Coquets, ces arbres s’emparent aussitôt de leurs invités et, bientôt, s’en parent. Lentement, leurs branches s’ornent de délicates guirlandes; leur écorce massive se coud, au fil de la nuit, un généreux manteau de duvet; et le ciel, fatigué, ne s’en plaint et s’y repose volontiers. Toutefois quelques flocons, curieux ou téméraires, réussissent à filtrer à travers les feuilles, glissant de branche en branche et dévalant le tronc d’un trait. D’une douce spirale, ils atterrissent enfin, piquant le tapis blanc de points de lumière; tâchant de reproduire, ci-bas, les dessins célestes des constellations qu’ils ont quittées.

« Dormir ici, sous les sequoias, c’est se coucher sous la voûte d’un temple bâti d’aucune main humaine; de nos architectes, d’aucuns n’aurait pu construire de plus majestueux. »

La figure fantomatique qui parle ainsi s’est relevée, avant de s’étirer et de chasser une mince pellicule blanche de ses habits et chapeau de cowboy. C’est Theodore Roosevelt, surnommé Teddy : nez rond, moustache bien garnie, fort de ses quarante-quatre ans, il est le plus jeune président des États-Unis. Il empoigne son bâton de marche et entreprend de déterrer son compagnon. Celui-ci se relève beaucoup plus lentement. À soixante-cinq ans, les années et la rudesse du plein-air ont pétri les longs traits de John Muir; alors qu’il se secoue, sa barbe, longue et désordonnée, s’agrippe désespérément à quelques éclats de terre glacée. Il soupire : «Si seulement les hommes tenaient aussi fortement à cette terre que ma barbe et moi.»

Autour d’un bon feu, le contenu politique du déjeuner est vite expédié. Le vieux fondateur du Sierra Club sait bien que la Californie a soif : on a tout de même construit en plein désert! Est-ce que cela vaut, toutefois, de faire disparaître cette vallée magnifique et d’inonder une partie du Yosemite? Pour une fois, le Président est d’accord. Voilà ce qu’il cherchait en demandant de faire du camping avec cet éminent environnementaliste : une communion avec la nature. La politique pouvait bien attendre. Alors que son confrère enthousiaste continue à lui lister ses trésors – les mille et une plantes et bestioles de la Hetch Hetchy Valley – Roosevelt écoute d’une oreille distraite. Il se sait déjà sur le chemin du retour : sous sa plume, dix-huit réserves naturelles attendent d’être consacrées. Il faudra attendre un siècle pour que Bill Clinton, puis Barack Obama en fassent autant.

***

Dix ans plus tard, la Hetch Hetchy Valley est inondée. Les plantes et bestioles si amoureusement recensées par Muir disparaissent à jamais. Ses trésors sombrent au fond de l’eau. Les politiciens applaudissent l’initiative, qui fournira de l’eau, mais aussi de l’électricité, à San Francisco. Une année plus tard, Muir s’enterre et rejoint ses bestioles, puis le barrage est complété. Mais le cri de ralliement du vieil homme résonne encore dans la vallée :

« Allez-y! Barrez aussi nos églises et cathédrales, faites-en des réservoirs à larmes; car au cœur d’homme, rien ne fut jamais plus sacré. »

Au final, la soif de vie et de profit des urbains Californiens l’aura emporté sur la soif spirituelle et naturelle des premiers environnementalistes : ainsi se terminait leur premier combat. Moins d’un siècle après Thoreau, le transcendantalisme écologique, qui avait germé dans une petite cabane en bois du Massachussetts, déjà, s’étiolait. Thoreau et Muir prêchaient l’environnementalisme comme moyen de transformation de l’individu; non de son espace. Il appert que nous avons évité l’introspection, l’écho des vallées escarpées et le reflet des lacs cristallins. Loin d’un retour à la nature et d’une éthique de la simplicité, nous avons exhaussé nos villes et leurs murailles de béton, et nous y avons entassé une richesse matérielle incomparable. Que reste-t-il de la quête spirituelle de Thoreau et Muir? Ces mots sont-ils condamnés à périr avec Walden et Le Cercle des Poètes disparus?

« Je partis dans les bois car je voulais vivre sans me hâter, vivre intensément et sucer toute la substantifique moelle de la vie. Je voulais chasser tout ce qui dénaturait la vie, pour ne pas, au soir de la vieillesse, découvrir que je n’avais vécu. »

Qu’est-ce que la substantifique moelle de la vie, sinon la vie, c’est-à-dire la nature elle-même?

Il est bien facile d’applaudir l’auto électrique et les barrages qui l’alimentent, défigurant des paysages si lointains. Qui, sauf les autochtones, pour se plaindre de cette perte intrinsèque de nature et, pour les transcendantalistes, cette perte de nature intrinsèque. Après tout, nous continuons à rouler en auto. Abattre les stations à essence pour les renouveler en stations électriques : ça, c’est de l’environnementalisme! Mais c’est aussi un humanisme.

Par Gregory Martel

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