L’Accord économique et commercial global (AECG, ou CETA en anglais) est un accord commercial d’une très grande portée entre le Canada et l’Union européenne (UE) provisoirement en application depuis septembre 2017. Afin d’être adopté définitivement, cet accord doit être ratifié par tous les États membres de l’UE. À l’heure actuelle, seulement 15 des 27 États membres l’ont ratifié.
Cet accord est complexe, touche beaucoup de secteurs et tente de représenter les intérêts de plusieurs parties. Les réactions et opinions sont polarisées, et les raisons qu’ont les États de ne pas le ratifier sont multiples. D’ailleurs, le 25 janvier dernier, la Cour Suprême de l’Irlande – qui n’a pas ratifié l’AECG – a accepté d’entendre une cause contestant la constitutionnalité même de l’entente.
Sans vouloir simplifier les circonstances complexes entourant l’entrée en vigueur de l’AECG, je ne peux m’empêcher de remarquer un élément particulièrement intéressant expliquant en partie son application toujours provisoire. Il est responsable de multiples controverses, de tensions et même de refus de ratifier l’Accord : le fromage !
Protection de certaines indications géographiques
Le Canada accordait, avant même l’arrivée de l’AECG, une protection juridique à certaines indications géographiques liées aux vins et spiritueux. Cette protection permet d’assurer qu’un produit propre à une certaine région ne puisse en porter l’appellation exacte que s’il provient de l’endroit précisé. C’est un gage de qualité pour la clientèle, mais aussi une assurance pour les producteurs de garder le contrôle sur un produit qui fait leur fierté et qui est unique grâce aux qualités spécifiques de son lieu de production.
Avec l’AECG, 24 nouvelles catégories s’ajoutent aux vins et spiritueux. On compte parmi celles-ci les épices, les pâtes alimentaires et, vous l’aurez deviné, les fromages. Durant les négociations de l’AECG, plusieurs produits ont été présentés afin de leur faire profiter de la protection des nouvelles catégories, mais ce ne sont qu’un peu moins de 200 produits alimentaires qui ont été retenus et ajoutés à l’Annexe 20-A de l’AECG. Au Canada, on les retrouve depuis cristallisés dans la liste des indications géographiques de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, par l’application de la Loi sur les marques de commerce.
Les pays membres de l’UE utilisent, depuis plusieurs années, un système beaucoup plus complet qui différencie indication géographique (pour les vins aromatisés et les spiritueux), désignation d’origine protégée et indication géographique protégée (tous deux pour les produits alimentaires et le vin, mais le premier étant plus strict que le second). La base de données présentant les produits protégés au sein de l’UE compte des milliers de produits provenant de plus de 75 pays à travers le monde. Par exemple, l’Italie détient à elle seule 313 protections pour des produits alimentaires, assurant que ses spécialités ne seront produites qu’au sein du pays, et parfois même d’une région ou ville particulière.
Les frictions
Avec un système aussi complet faisant loi dans les pays membres de l’UE, il n’est pas surprenant que la protection octroyée à un aussi faible nombre de produits européens au Canada à la suite de la négociation de l’AECG ne fasse pas l’unanimité. En effet, pour retourner à l’Italie, celle-ci ne voit que 41 de ses produits être reconnus à l’Annexe 20-A. De ce lot, 11 sont des fromages. Au sein de l’UE, ce sont 55 fromages italiens qui sont protégés.
C’est donc sans grande surprise que l’Italie n’a toujours pas ratifié l’Accord. Elle laisse savoir son intention de ne pas le faire depuis son application provisoire, le pays ne considérant pas que ses produits alimentaires, dont ses fromages, sont adéquatement protégés.
En effet, selon les articles 20.21 (1) et 20.21 (2) de l’AECG, certains fromages bien connus comme le Fontina, le Gorgonzola et l’Asiago, même s’ils se retrouvent à l’Annexe 20-A, pourront toujours être utilisés par les producteurs canadiens qui en faisaient la production avant octobre 2013, à la condition de ne pas inclure d’éléments de design portant à croire qu’il s’agit d’un produit d’Italie. Si de futurs producteurs voulaient en emprunter le nom, il leur serait possible de le faire, à condition d’indiquer clairement qu’il s’agit d’un fromage « style » ou « imitation » Asiago par exemple. Si le Parmigiano Regianno est pour sa part relativement bien protégé par l’Accord, le terme générique « Parmesan » n’est aucunement règlementé.
C’est cette ouverture susceptible de mener à des cas de fraude alimentaire qui inquiète le plus. Coldiretti, la principale organisation représentant les agriculteurs d’Italie, publiait en 2019 que deux produits sur trois qui laissent croire être « Made in Italy » ne le sont en fait pas. Par ailleurs, en 2021, Coldiretti exposait son top 10 des produits les plus imités. Se retrouvaient à la tête du peloton les fromages Mozzarella, Parmigiano Regianno, Pecorino Romano, Grana Padano et Provolone. Elle estime que ce sont des milliards de dollars qui échappent aux exportations de l’industrie agroalimentaire italienne. L’AECG est même dénoncée comme facilitant et même permettant grandement ces fraudes.
La Grèce fait face à un problème similaire. Lieu de naissance du traditionnel fromage Feta (Φέτα), cette spécialité fait partie de l’héritage culturel du pays depuis des milliers d’années. Si l’appellation en grec, ainsi que le terme Feta accompagné du mot « grec » ou d’éléments de design laissant croire une association à la Grèce ne sont plus permises par l’Accord, le Feta subit le même sort que le Fontina, l’Asiago et le Gorgonzola italiens.
Même si cette protection partielle répond à certaines demandes que la Grèce énonce depuis la période de négociations, l’ancien gouvernement du parti Syriza s’était vigoureusement opposé à l’Accord et souhaitait une meilleure protection pour ce que plusieurs surnomment « l’or blanc » grec. Avec une économie toujours fragile et la production et l’exportation de Feta représentant le gagne-pain de centaines de milliers de fermiers grecs, les libertés explicitement octroyées aux producteurs canadiens par l’AECG sont loin de plaire à la majorité. Depuis 2019, le parti au pouvoir en Grèce a changé, mais le pays n’a toujours pas ratifié l’Accord malgré des rencontres positives entre les gouvernements grec et canadien.
Enfin, le cas le plus frappant est probablement celui de Chypre. Le pays d’origine de l’halloumi, fromage à griller à la popularité grandissante, a pour sa part voté contre l’AECG en juillet 2020, dans un vote tout sauf serré de 37 à 18. Et bien que le fromage ne soit pas la seule cause d’un tel vote, il en est l’une des principales. En effet, à la suite de ce vote, le Parlement a réaffirmé à l’UE son désir de protéger l’halloumi à l’aide d’une désignation d’origine protégée. Cette demande était d’ailleurs au cœur de discussions depuis quelques années.
En avril 2021, la Commission européenne a finalement accordé la protection revendiquée au halloumi au sein de l’UE. Cependant, l’halloumi ne bénéficie toujours pas d’une indication géographique protégée au Canada. Chypre n’a toujours pas ratifié l’AECG, mais aucune notification du rejet de l’Accord n’a été faite à l’UE pour l’instant. Un nouveau vote est donc à prévoir.
Un possible terrain d’entente ?
Depuis 2017, l’Italie a réussi à faire protéger deux fromages de plus au Canada, et cette possibilité demeure ouverte pour d’autres produits. Je crois d’ailleurs qu’il peut s’agir d’une voie intéressante pour les États qui souhaitent faire protéger plus de leurs produits alimentaires avant d’officiellement ratifier l’Accord.
L’AECG touche évidemment bien plus que le fromage. Les tarifs préférentiels et franchises de droits qu’il octroie peuvent aussi certainement être bénéfiques pour les producteurs européens, en leur permettant par exemple d’offrir leur produit authentique à un prix plus compétitif.
Cependant, il y a peu de chances que toutes les indications géographiques européennes soient reconnues au Canada. Des termes protégés au sein de l’UE sont aujourd’hui tellement présents dans le marché canadien qu’on peut validement douter d’une reconnaissance complète des droits sans équivoque d’une seule région à l’utiliser. Dans le même sens, le sort du Feta, de l’Asiago, du Fontina et du Gorgonzola ont vraisemblablement peu de chances de changer. Il semble y avoir un risque plausible que l’entrée en vigueur de l’Accord continue à être retardée tant que de plus amples protections des fromages ne sont pas proposées.
