«The aim of my philosophy is to show the fly the way out of the fly bottle»
-Ludwig Wittgenstein
Vous vous êtes certainement déjà frustré, lors d’une conversation, parce que vous n’étiez pas capable de mettre en mots ce que vous aviez en tête. Ne vous inquiétez pas ! Parce que c’est une tâche presque impossible… C’est du moins l’une des idées centrales de la philosophie de Ludwig Wittgenstein. Né à Vienne en 1889, ce philosophe a consacré toute sa vie autour de l’étude de la logique du langage. D’un tempérament excessif et obsessif (il avait l’habitude de quitter une conversation en plein milieu si les gens n’avaient pas assez de sens à son goût), il était tourmenté par le fait que nous soyons incapables d’exprimer exactement et précisément nos pensées. Au contraire de vous et moi, cette idée le hanta au-delà d’une simple frustration éphémère. Il en était même rempli de malheur, car cela laissait sous-entendre l’impossibilité pour l’humain d’atteindre la vérité. En d’autres mots, il associait la complexité de la philosophie en général (ontologie, épistémologie, etc.) à cet écart marqué entre la sémantique (ce que nous voulons exprimer) et la structure logique du monde (la vérité).
Son caractère perfectionniste le poussa à vouloir résoudre ce problème philosophique qui, selon lui, une fois résolu, permettrait non seulement une meilleure compréhension du monde, mais aussi une libération de toutes les angoisses philosophiques imaginables. Cette lourde tâche qu’il entreprit avait pour objectif de trouver une méthode qui permettrait de démontrer logiquement cette incapacité. Il est important de préciser que cette démonstration ne permettrait pas de surmonter le problème, c’est-à-dire découvrir une nouvelle manière de penser permettant de le revisiter afin de l’affranchir. Au contraire, il s’agissait plutôt d’attaquer directement le problème et de le décortiquer au plus petit dénominateur commun afin de comprendre et expliquer tous les autres qui en dépendaient. Autrement dit, pour vous donner une image, ce serait comme « jeter l’échelle après y être monté » parce que, dans tous les cas, nous n’aurions même plus besoin de redescendre.
Dès 1914, alors qu’il combat au sein de l’armée autrichienne lors de la Première Guerre mondiale, Wittgenstein commence l’esquisse de ce qui deviendra son magnum opus ; le Tractatus Logico-Philosophicus. Terminé en 1921, cet ouvrage est encore considéré aujourd’hui comme un pilier de la littérature philosophique du XXe siècle, bien qu’il ait laissé place à de nombreuses interprétations, parfois même contradictoires. D’ailleurs, il surprend en raison de sa longueur : soixante-dix pages… de casse-tête ! Il s’agit d’un exposé quasi-mathématique qui commence par des prémisses desquelles découlent des propositions toutes aussi complexes les unes que les autres.
La thèse exposée dans le livre est que, lorsque nous communiquons, nous procédons par association d’images. En d’autres mots, nos idées sont transmises par l’entremise du langage qui fait des associations avec notre représentation du monde. Le problème de communication est causé par le fait que le langage, parce qu’il procède par association, n’est pas capable de singulariser l’intellect qui est un réseau beaucoup trop complexe. Pour vous donner un exemple simple, lorsque je dis un « chat », ce « chat » est compris par mon interlocuteur parce qu’il l’associe à un certain chat qu’il imagine, alors que le « chat » dont je parle peut pourtant avoir une tout autre allure que le sien. Pourtant, nous allons tout de même nous comprendre parce que ce « chat » n’est pas une idée fondamentale de mon discours. Cela semble aller de soi, mais imaginez-vous un « chat » auquel nous ajoutons des émotions, des propriétés physiques, des intentions, etc.
Prima facie, nous serions portés à croire que ces ajouts permettraient à mon interlocuteur de mieux pouvoir capter l’image de ce « chat » dont je parle, mais Wittgenstein nous dit exactement le contraire. Pourquoi ? Premièrement, cette émotion, ou cet attribut physique que nous lui conférons, passe à travers le même processus, c’est-à-dire par association d’images avec le langage. En conséquence, l’énoncé, par exemple, « gros chat », a maintenant deux images, ce qui veut aussi dire deux fois plus de chances d’être mal interprété par mon interlocuteur. Deuxièmement, selon Wittgenstein, nous ne sommes parfois, nous-mêmes, pas en mesure de mettre la bonne image sur ce que nous voulons dire, ce qui vient distordre encore plus l’interprétation dont peut se faire autrui. C’est ce que le philosophe théorise sous le nom de Sprachspiel, le jeu (Spiel) du langage (Sprach), qui consiste essentiellement à dire que nous sommes constamment, lorsque nous dialoguons, en train de nous partager des images qui représentent à la fois des faits et des intentions. C’est pourquoi, afin d’être en mesure de bien se faire comprendre, nous devons non seulement prendre conscience des faits et des intentions que nous voulons exprimer, mais notre interlocuteur doit se trouver dans le même tableau (ensemble d’images) pour comprendre les faits et dans le même « jeu » pour comprendre les intentions qui se cache derrière notre énoncé. A contrario, cela explique pourquoi il nous arrive parfois d’avoir la bonne impression que quelqu’un comprend l’entièreté de notre message, autant en faits qu’en intentions, alors que nous avons employé des expressions, une syntaxe et/ou des mots qui, « logiquement », ne font aucun sens.
Pour terminer, au-delà du fait évident que le langage est un outil d’expression permettant d’affirmer notre particularité, je pense que la philosophie de Wittgenstein est très pertinente aujourd’hui pour deux raisons fondamentales. D’une part, elle nous rappelle que la diversité des mots et la richesse d’une langue ne sont pas simplement qu’une question d’esthétique. Au contraire, à condition d’être bien employée, cette diversité est un outil nous permettant d’être plus clair et plus précis et donc, d’être mieux compris. De l’autre, elle nous rappelle que l’exercice de la précision est un exercice d’honnêteté envers soi-même parce qu’il aide à éclaircir nos intentions. Finalement, je vous laisse avec le dilemme que les wittgensteiniens appellent le duck-rabbit, qui synthétise bien, quoique très grossièrement, l’idée que j’ai tenté de vous expliquer. Bref, percevez-vous un canard ou un lapin ?
Par Louis Gilmour
Rédacteur
24 ans. Étudiant en 3e année (LL.L).
J’aime l’originalité et l’authenticité. Nous sommes tous différents, profitons-en.