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Lever le voile

Au sujet des Québécois, Valérie Amiraux et Jean-François Gaudreault-Desbiens écrivent en 2016 : « [e]t aucune question ne les tarabuste peut-être autant que celle du port de signes religieux visibles, surtout lorsque de tels signes sont associés, à tort ou à raison, à des manifestations d’oppression sexuelle ».

D’ailleurs, en 2018, Richard Martineau écrit, en faisant directement référence au port du voile islamique : « [p]artout en Occident, la religion revient en force. Et partout, on s’interroge sur les limites que l’on devrait imposer à la religion sur la place publique ». Bien que sa première affirmation soit discutable, sa seconde n’en est pas moins vraie.

La Charte des valeurs du Parti québécois (PQ) (qui s’est soldée en un échec en 2014) avait d’ailleurs un mandat très ambitieux à ce sujet. Elle entendait réaffirmer la laïcité de l’État en interdisant entre autres le port de symboles religieux ostentatoires. Dès lors, les restrictions sur les vêtements à caractère religieux ont fait l’objet de vifs débats sur la scène publique, particulièrement concernant l’égalité hommes-femmes. En 2018, la Coalition Avenir Québec (CAQ) a également annoncé aller de l’avant avec une nouvelle version de la Charte et sa ministre de la Condition féminine, Isabelle Charest, a affirmé en février dernier que le voile était un symbole d’oppression de la femme.

 

Leila Bensalem et Bouchera Chelbi, toutes deux de confession musulmane et enseignantes, invitées sur le plateau de Tout le monde en parle afin de discuter de la volonté de la CAQ d’interdire le port de signes religieux aux employés de l’État en position d’autorité (2 décembre 2018).

 

Incontestablement, le débat qui a cours dans la société québécoise actuelle sur la place de la religion est marqué par la question suivante : « la liberté de religion peut-elle cohabiter avec l’égalité des sexes? ». D’un point de vue sociopolitique, la réponse est plutôt ambiguë. D’un côté, le discours mobilise l’histoire spécifique du Québec ainsi que le rejet du religieux au sein de l’État et dans la société. Ces éléments étant essentiels à la définition de l’égalité des sexes dans la province. De l’autre côté, ces interrogations semblent particulièrement relevées d’une insécurité identitaire qui règne sur le Québec francophone minoritaire. Depuis plusieurs années, la discussion publique semble surtout porter sur le port du foulard islamique (hijab) et sur ses confrères, le tchador, la burqa et le niqab.

Voilà que j’ai donc la chance de porter une réflexion approfondie sur une délicate et complexe problématique qui, depuis toujours, attise ma curiosité intellectuelle. Close-up critique sur une question qui accompagne très certainement la réaffirmation identitaire d’un Québec fragilisé.

 

Penser le féminisme autrement

Certes, les inégalités hommes-femmes ne sont pas seulement le fait du catholicisme, mais aussi des autres religions monothéistes que sont l’islam ou le judaïsme, elles aussi basées sur les mêmes structures patriarcales. Force est de constater qu’il existe également dans la culture arabo-musulmane (comme dans toute culture à tendance conservatrice), une « bipartition sexuelle ». Celle-ci se traduit en outre par l’envergure mise sur les sentiments d’honneur, ou encore sur la virginité avant le mariage. Et bien que ces prescriptions ne soient pas coraniques à proprement dites, mais plutôt culturelles, elles marquent néanmoins une certaine emprise de la part d’une autorité masculine. C’est notamment l’existence d’un tel contexte qui consolide les interprétations actuelles du voile.

Pour plusieurs Québécois et Québécoises, la symbolique du foulard est claire : la femme doit cacher ses cheveux pour ne pas susciter le désir des hommes, a priori, la femme est donc coupable de susciter des désirs impurs, diabolisant de facto le corps féminin. Cette affirmation est plus ou moins exacte. L’obligation de se couvrir est née précisément de l’époque du siège de Médine, un contexte marqué par une absence d’intimité, par le harcèlement sexuel et la violence faite envers les femmes. Le voile est donc utilisé comme un instrument visant à protéger la femme de toute forme de violence sexuelle.

Bien qu’on puisse questionner le port du voile dans la mesure où cette pratique subsiste toujours alors que ces justifications n’ont plus leur place dans le cadre de nos sociétés démocratiques, les raisons pour se couvrir demeurent quant à elles multiples et variées. Le voile peut constituer un signe de modestie voulu par Dieu ou pour des raisons politico-religieuses, faire office de marqueur identitaire « défensif », particulièrement depuis la médiatisation des attentats du 11 septembre 2001 et des guerres menées en Afghanistan et en Iraq.

Ainsi, transformer le foulard islamique en un symbole universel de soumission fait des femmes voilées des sujets religieux passifs et dépouillés de leur capacité d’agir. Partant de l’idée qu’elles sont donc marquées de cette spécificité, le choix individuel devient l’apanage de la majorité québécoise athée.

Cette prémisse opère ainsi une classification entre d’une part, les femmes pratiquantes, devant être protégée de leurs idéologies religieuses et d’au fond, elles-mêmes, et d’autre part, les femmes non pratiquantes, devant être protégée des dangers de « l’autre religieux ». Suivant cette conception, il revient donc à celles qui sont visibles de « dévoiler » les femmes qui, qu’elles le veuillent ou non, sont opprimées par ces quelques mètres de tissu.

Ce syllogisme schématique, présentant les femmes musulmanes en mal de protection, donne conséquemment lieu à une hiérarchie entre les femmes elles-mêmes et contribue à dresser des frontières civilisationnelles. Celui-ci s’imbrique également davantage dans une logique patriarcale dans la mesure où le patriarcat peut notamment s’exprimer à travers des discours présentant la femme comme étant inaptes sur plusieurs plans et nécessitant alors une assistance particulière.

Or, dans quelle mesure le fait d’être musulmane et de choisir certaines tenues vestimentaires à l’instar du foulard est révélateur de sa capacité d’agir par soi-même? En quoi la divulgation de certaines parties du corps telle que les cheveux est une condition sine qua non à la liberté sexuelle? Si en se voilant, les femmes enfreignent les règles sociales des interactions hommes-femmes, jugées essentielles à la voie de l’égalité, il est donc supposé que le regard masculin est le principal instrument pour la reproduction de l’égalité des sexes…

De toute évidence la religion a une responsabilité non négligeable envers l’injustice subie par les femmes, mais la construction sociale de l’inégalité des sexes résulte autant de la religion que du « séculier ». L’hypersexualisation des femmes en est l’archétype. À ce propos, il semble exister dans le discours majoritaire un parallèle entre le « problème » des femmes hypersexualisées et des femmes voilées, à côté desquelles se trouvent donc normalisés de « bon » sujets féminins ni trop ni trop peu sexuels. Pour reprendre les termes de Denise Bombardier dans sa publication « Sexe et religion » (Le Devoir, 2009) : La vue des femmes voilées, le visage sans maquillage, les bras et les jambes recouverts de tissu, est une expérience difficile pour beaucoup de femmes du Québec. Entre l’hyper sexualisation des petites filles et la désexualisation volontaire de ces femmes musulmanes, il y a moins de contradictions qu’il n’y paraît. En s’affichant de façon provocante ou en se couvrant entièrement ou partiellement, le message est le même. Le corps féminin est soumis aux désirs et aux fantasmes de l’homme. La femme en est donc dépossédée, aliénée, au profit du mâle.

Assurément, je peux comprendre et être en accord avec Madame Bombardier à certains égards, mais n’est-ce pas de faire encore du corps de la femme un champ de bataille? N’est-ce pas une fois de plus faire de la sexualité féminine un objet de moralisation? Et en quoi le vêtement fait-il le moine émancipé?

Incontestablement, les représentations sociales du corps de la femme véhiculées par la religion, les stéréotypes publicitaires ou la culture populaire ont une part importante à jouer dans notre manière d’attribuer des rôles sexués dans la société. Or, toujours est-il que cette distinction se manifeste aussi dans des institutions telles que la famille, la scène politique, l’appareil judiciaire et le marché du travail. La lutte au patriarcat et à l’émancipation de la femme doit aussi se baser sur ces autres systèmes d’oppression et de hiérarchisation.

 

Prise du vidéo-clip de Blurred Lines, « single » musical de Robin Thicke sorti en mars 2013 et très controversé.

 

Cela dit, pourquoi ne pas adopter une perspective intersectionnelle afin de permettre au plus grand nombre de femmes possible de briser l’isolement, prendre confiance en elles et franchir le pas qui les mènera vers une participation active à toute la vie sociale et politique? Une sororité plurielle, reconnaissant la diversité des identités, favoriserait réellement l’« empowerment » de toutes les femmes tout en prêtant main-forte à l’égalité. Le discours féministe majoritaire au Québec a donc avantage, dans l’intérêt de toutes, à intégrer cette vision dans sa logique souvent simpliste.

 

Par Camilla Thiffault

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