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Chroniques engagées

« L’ennemi, c’est le droit »

22 mars 1968, c’est l’étincelle. Une centaine d’étudiants prennent d’assaut la tour administrative de la Faculté des Lettres de l’université Paris-Nanterre, excités par Daniel Cohn-Bendit, dit « Dany le Rouge », alors étudiant allemand à Nanterre et aujourd’hui politicien de la scène européenne. Le 2 mai, trotskistes, maoïstes, anarchistes organisent une journée anti-impérialiste. Au menu : occupation d’amphithéâtres. Le lendemain, Nanterre est fermée. Résultat, la Sorbonne est occupée. La police intervient, la fronde s’étend et la fermeture de la Sorbonne permet à l’agitation étudiante de gagner la rue.

L’explosion scolaire atteint la quasi-totalité des universités, dont notamment l’université de Strasbourg où enseigne Julien Freund, philosophe et sociologue français alors professeur à la Faculté des Lettres. Malgré l’ampleur sociale du mouvement, celui-ci se solde par un échec en juin 1968. Toutefois, le « mouvement de mai » mène à l’augmentation des salaires et l’abaissement de l’âge de la retraite (accords de Grenelle), ainsi qu’au départ du général de Gaulle. Désigné comme le plus grand mouvement social de France du 20e siècle, ce dernier marque également une rupture avec les institutions traditionnelles en permettant l’émergence de nouveaux mouvements sociaux féministes, écologistes, antimilitaristes et identitaires.

 

Pour Freund, le « mouvement de mai » constitue une expérience de l’anarchisme susceptible d’enrichir la connaissance et l’analyse jusqu’à lors théorique de cette idéologie. C’est sur cette base qu’il signe le texte « La crise universitaire et le droit ». Ayant pour toile de fond les événements de mai à Strasbourg, l’article distingue l’hostilité à l’État de l’hostilité à la politique pour conclure que, malgré les légendes, l’anarchisme est une doctrine davantage antijuridique qu’antipolitique. Retour sur ces réflexions freundiennes, conjugué à ce qu’on peut communément appeler une « touche personnelle ».

 

Graffiti à Paris, emprunté d’une citation de Che Guevara (mai 1968)

 

 

 

 

Anarchisme, politique et droit

D’abord, le fait est que les combats auxquels se livrent les anarchistes sont conduits dans le but de s’emparer du pouvoir existant. Il importe donc peu qu’ils agissent sous prétexte de le supprimer, toujours est-il que leurs luttes demeurent des luttes politiques et qu’inévitablement, les anarchistes ne peuvent faire autrement que d’agir politiquement pour parvenir à leur fin. Pour reprendre les termes de Freund; « il n’en reste pas moins vrai que pour combattre le pouvoir existant, il faut utiliser les moyens du pouvoir » et d’ailleurs, au cours des événements du mois de mai en France, les étudiants démontrèrent avec prouesse leur habileté à manier les armes de la politique. À titre d’exemple, ils mirent en œuvre aisément les stratagèmes de la propagande, notamment à travers la popularisation d’images renouant avec des symboles français de la révolte populaire. Il n’y a qu’à voir la jeune femme au drapeau, moderne réincarnation de La Liberté guidant le peuple, pour en étayer l’affirmation.

 

(Image 1) : La Marianne de 68 ou La Jeune Femme au drapeau (13 mai 1968).
(Image 2) : La Liberté guidant le peuple.

 

De plus, partant de l’idée qu’il faut instamment révolutionner la société actuelle et que pour ce faire, la simple contestation ne suffit pas, la révolte anarchiste aboutit dans les faits à l’utilisation courante de moyens politiques extrêmes tels que la violence. Je m’explique. En cas de situation extrême devenue intolérable ou autrement dit, en période d’exception, la violence s’impose en tant qu’ultime recours. Attendu qu’à l’avis des anarchistes l’État moderne crée une situation exceptionnelle permanente, il n’existe pas d’autre moyen pour combattre la répression de l’État que celui de la contestation violente.

 

(Image 1) : Des étudiants sur une barricade érigée à l’entrée de la rue Gay-Lussac à Paris, lors des émeutes de la nuit du 10 mai 1968 qui font 367 blessés.
(Image 2) : Le lendemain du 10 mai, rue Gay-Lussac.

 

Ainsi, les anarchistes considèrent dans les faits certains aspects de la politique; or, ils restent incontestablement hostiles à l’État. La distinction conceptuelle entre hostilité à l’État et hostilité à la politique permet donc de comprendre véritablement les aversions anarchistes. À vrai dire, l’anarchisme s’oppose à l’État en tant qu’autorité organisée sur la base de règles, le cas échéant juridiques, qui contraignent les individus et permettent à la fois le caractère permanent et continu des institutions. Les formalités juridiques donnant lieu à un ordre stable que la volonté individuelle ne peut simplement révoquer. Dès lors, le cadre de l’État, c.-à-d. le droit, se heurte à la pierre angulaire de la philosophie anarchiste : la confiance en la spontanéité des individus et des masses.

 

En vertu de ce principe fondamental, les anarchistes proposent une société douée d’une assemblée perpétuellement constituante dans laquelle : (i) les décisions ne sont jamais définitivement acquises, puisqu’immédiatement révocables par les individus (ii) l’assemblée est continuellement recréée par la libre adhésion de chacun. Bien qu’ils refusent la dimension inéluctable du commandement, on ne saurait ainsi dire que les anarchistes sont hostiles à toute décision, mais plutôt qu’à leurs yeux elle n’est valide qu’en raison de l’aspect éphémère, discontinu et populaire de son siège. Qui plus est, l’absence de tout ordre établi instaurerait selon eux la liberté totale entre les participants de la commune. Pourquoi? Parce qu’elle permettrait non seulement de déconsidérer toute discrimination entre les individus (notamment le prestige), mais à chacun d’entre eux, à l’intérieur de la communauté, de se déterminer librement selon leurs convictions, quitte à briser cette communauté. Pour réutiliser l’exemple de Freund, à l’occasion d’une même assemblée étudiante, les participants venus en retard pouvaient simplement annuler une mesure prise par les premiers assistants qui avaient quitté la salle.

 

(Image 1) : Assemblée générale dans l’amphithéâtre de l’ancienne Faculté des Lettres à l’université de Rennes (mai 1968).
(Image 2) : Graffiti dans la ville de Menton, Côte d’Azur (mai 1968).

 

Les étudiants refusaient ainsi toute formalité, toute régularité et tout ordre fondé sur des dispositions stables auxquelles ils auraient été obligés de se plier une fois adoptées. Ce fut d’ailleurs l’une des faiblesses du mouvement de mai 68 qui, rappelons-le, cherchait d’abord et avant tout à ébranler politiquement l’État. Néanmoins, cette obstination à ne rien organiser, souvent incomprise par de nombreux enseignants et étudiants, relevait de l’intention exemplaire de ceux nommées les « libertaires » qui préféraient voir leur bateau couler que d’agir en contresens de leurs principes.

 

Enfin, en tant que mouvement politique, l’anarchisme peut renaître jusqu’à peut-être même conquérir le pouvoir, mais il a très peu de chances de réaliser son idéal. À ce propos, Freund rejette la maxime de Mikhaïl Bakounine : « la liberté ne peut et ne doit se défendre que par la liberté ». En fait, c’est précisément ici que le bât blesse dans la mesure où les conflits issues de la confrontation des expressions individuelles de la liberté ne peuvent être résolus par la liberté elle-même. Ils nécessitent inévitablement une organisation sociale fondée sur l’existence d’une autorité continue, responsables de règles et par conséquent, de l’ordre. La raison-même de l’impuissance des anarchistes à instaurer la société qu’ils désirent se résumant à ce que Freund, inspiré par Hobbes, écrit : « la revendication de la liberté absolue conduit au pouvoir absolu, ce lieu commun, l’histoire ne l’a malheureusement jamais démenti ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Graffiti sur un mur de la Sorbonne (mai 1968).

 

Par : Camilla Thifault

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