Dans ce monde en ébullition, nous préférons la simplicité. Nous voulons des récits clairs, des gentils contre des méchants, et que le vainqueur rafle la mise. À la veille de la Troisième Guerre mondiale, la dernière chose que quiconque voudrait entendre, ce sont des débats géopolitiques, un cours d’histoire ou les dilemmes du droit international public.
Sur cette note, parlons de l’Ukraine et de son conflit armé avec la Russie qui perdure depuis presque une décennie maintenant. Bien des experts ont déjà adressé tous les aspects géopolitiques et historiques à l’origine de cette guerre. En tant que futur juriste, il est donc de notre devoir d’apporter notre propre contribution au droit, le droit international dans ce cas-ci.
Le droit international est un des sujets les plus nébuleux de notre discipline. Il ne suit pas de code cartésien comme le droit civil ou le droit criminel, et n’est pas tout à fait sujet à des doctrines telles que le droit constitutionnel. Le droit international est une amalgamation de la coutume, de principes généraux du droit et un méli-mélo de textes juridiques. Si l’Organisation des Nations Unies est un garant symbolique de ce droit, il n’existe pas réellement d’organe étatique mondial pour légiférer sur quoi que ce soit. Pour cette raison, les réalistes en relations internationales considèrent le droit international comme un mirage, une fiction. Et ils n’ont pas tout à fait tort, après tout, une très large portion du droit international public n’est pas sujet à l’opinio juris, c’est-à-dire d’obligatoriété. C’est le cas des principes généraux du droit, par exemple.
Par contre, il existe une partie du droit international qui est contraignant communément appelé jus cogens ou norme impérative. Bien sûr, la coutume dans le droit international est également contraignante, mais le jus cogens se distingue de la coutume par une importante différence. En effet, la coutume suppose une pratique étatique uniforme et acceptée comme étant du droit tel que décrit à l’article 38 du statut de la Cour internationale de justice alors que le jus cogens se réfère à des principes de droits universels tels que définis aux articles 53 et 64 de la Convention de Vienne.
Évidemment, la norme impérative veut aussi dire qu’aucun État ne peut déroger du jus cogens. Par exemple, un pays ne pourrait ni dans son droit interne ni dans ses traités avec un autre pays permettre l’esclavage.
Dans le cas de la Russie et de l’Ukraine, il y a plusieurs enjeux de jus cogens en conflit entre eux. En premier lieu, il y a la question de l’autodétermination de certaines régions pro-russes en Ukraine. Notamment, en 2014, l’armée russe envahit et occupe la péninsule de la Crimée en territoire Ukrainien. Le gouvernement russe organise ensuite un référendum dans la région pour effectivement annexer la Crimée. Est-ce un exemple d’autodétermination ou un référendum sous chantage? La politique étant le talon d’Achille du droit international, la communauté internationale s’est penchée vers le second.
Bien sûr, une interprétation différente des faits de la guerre de 2014 résulterait à une opposition entre deux normes impératives. Pour les Russes, le peuple de la Crimée, une majorité ethnique russe, a toujours désiré rejoindre la Russie et le référendum de 2014 était une affirmation d’autodétermination. Par contre, pour l’Ukraine et les pays occidentaux, la Russie a enfreint le jus cogens en menant une guerre de conquête territoriale et en utilisant le prétexte d’autodétermination pour annexer une partie de l’Ukraine. Aujourd’hui, la même question se pose encore une fois dans les régions de Donetsk et de Luhansk, territoires Ukrainiens à forte majorité ethnique russe, contrôlées par des forces pro-russes séparatistes depuis 2014.
En second lieu, il y a la question de la guerre d’agression accentuée par la présence de l’OTAN dans les pays ex-soviétiques. La présence de l’OTAN dans les pays ex-soviétiques tels que la Pologne et la Hongrie est une source d’énorme insécurité pour la Russie qui se sent lentement encerclée. Cette insécurité est d’autant plus accentuée par une partie de l’histoire que les Russes perçoivent comme une trahison de l’OTAN. En 1990, alors que l’URSS était en plein délitement, des négociations concernant la réunification de l’Allemagne étaient en cours, le chancelier allemand, Helmut Kohl, aurait alors promis aux Russes que l’OTAN ne s’approcherait pas de la Russie au-delà de l’Allemagne. Par contre, pour les Américains, cette promesse était bien trop généreuse et des plans étaient déjà en cours pour inviter des pays de l’ex-URSS dans l’OTAN. Cette promesse ne s’est donc jamais concrétisée dans le Traité de Moscou signé en 1990. Le récit de la trahison est très important pour expliquer l’attitude belligérante de la Russie dans le présent conflit.
Le seul problème avec ce récit est justement le jus cogens de l’autodétermination. Le Traité de Washington, le traité fondateur de l’OTAN, mène une politique de porte ouverte sous l’article 10 du traité. C’est-à-dire que n’importe quel pays qui voudrait rejoindre l’alliance pourrait le faire sous certaines conditions, bien sûr. Alliance défensive pour ses pays membres ou Empire offensif pour ses détracteurs, l’OTAN n’existe que depuis un peu plus de 70 ans. La Russie existe sous une forme ou une autre depuis plus d’un millénaire. Et pendant tout ce temps, les pays plus petits dans la périphérie russe ont souvent été malmenés et balkanisés. C’est le cas des pays tels que la Pologne, la Lituanie, l’Estonie, la Lettonie, la Hongrie, et d’autres encore. Lorsque ces pays sont enfin devenus indépendants, libéraux et démocratiques, l’OTAN est inévitablement devenue le garant de leur souveraineté face à l’agression russe, notamment.
En dernier lieu, il y a l’enjeu du casus belli. Si l’on présume qu’un État est rationnel, il ne partira pas en guerre pour aucune raison; il lui faut bien une justification, un casus belli. Si les normes de jus cogens et du droit international pénal prohibent les guerres d’agression, il permet implicitement la guerre défensive pour contrer les agressions, évidemment. Cet état d’affaires a engendré cette tendance de guerre de préemption. Ce concept d’attaquer pour contrer une menace imminente est d’ailleurs le casus belli que les États-Unis, après les attaques du 11 septembre, ont employé pour envahir l’Irak sous prétexte que Saddam Hussein avait des armes de destruction massive et qu’il serait sur le point de les utiliser. Le récit de la victime est devenu d’autant plus important pour les grandes puissances afin de justifier des guerres dont le caractère véritable serait l’agression à des fins hégémoniques, économiques, ou idéologiques. Et pour l’invasion de l’Ukraine le 24 février, la Russie a fait référence au droit à l’autodéfense collective de l’article 51 de la Charte de l’Organisation des Nations Unies.
Qu’à cela ne tienne, tout récemment, le Président russe affirmait qu’un génocide était en cours dans la région du Donbass. Peu importe la véracité de cette information, personne ne prétend au génocide par hasard, surtout pas un chef d’État. De toutes les violations du jus cogens, le génocide est certainement la pire accusation qu’on pourrait porter. Après tout, s’il y a un génocide en cours, tous les moyens ne sont-ils pas bons pour l’arrêter? Pour ce qui est de l’intervention humanitaire, Poutine n’a rien inventé. Dans l’arrêt Stichting Mothers of Srebrenica et autres c. Pays-Bas (2013), la Cour européenne des droits de l’homme tranche sur la question du jus cogens de la commission du génocide et de la prévention du génocide. La décision se réfère notamment à l’arrêt La Bosnie et l’Herzégovine c. La Serbie et le Monténégro (2007) où la Cour internationale de justice affirme que la prohibition du génocide est un jus cogens, mais que la prévention du génocide n’est pas un jus cogens.
Ces distinctions sont importantes parce que le casus belli de la prévention du génocide est justement le prétexte que l’OTAN a employé pour une campagne aérienne dans l’ex-Yougoslavie afin de mettre fin au génocide de Bosniaks par les Serbes.
Dans les faits, le jus cogens entourant la prévention du génocide est donc loin d’être une question réglée.
Pour ce qui est d’une intervention de l’OTAN, la Russie justifie l’invasion de l’Ukraine avec ce même précédent. Après tout, l’Ukraine n’est pas membre de l’OTAN, bien que le pays voudrait l’être, donc l’OTAN n’a aucune obligation à son égard sous l’article 5 du Traité de Washington qui contraint tous les membres de l’OTAN à contribuer à la sécurité collective de l’alliance. Par contre, si le cas de l’ex-Yougoslavie peut en témoigner, les prétextes de droit ne manqueront pas.
Dans Don’t Look Up, le long métrage allégorique sur le réchauffement climatique sur Netflix dépeint la fin du monde par un astéroïde qui viendrait s’écraser sur nous. De quoi, la prophétique fin du monde ne se déroulera pas nécessairement tel que l’on pense. En tant qu’humains, nous avons besoin d’une raison divine d’être alors nous trouvons toujours la manière la plus grandiose d’imaginer notre propre extinction. Bien sûr, il y a un certain confort à prédire des catastrophes dans un avenir lointain, mais de rester dans le déni et de fermer les yeux à notre propre orgueil dans l’immédiat.
En attendant l’aboutissement de ce tournant de l’histoire, nous ne devrions pas céder à la panique et continuer de développer le droit international public. Les politiques s’appuient sur les militaires pour gagner la guerre, mais ils auront besoin de nous, les juristes, pour gagner la paix, mais surtout la maintenir. Après tout, comme dit l’adage, « le droit international est toujours en retard d’une guerre. » (J. Fathally)
Espérons seulement que ce ne sera pas la dernière.
