Deuxième partie de l’entretien avec la professeure Muriel Paradelle.
« La mémoire se perd ; mais l’écriture demeure » Proverbe oriental.
Image : Café Le Dôme, dessin au crayon, 2018, Sylvie Forestier
Dans mon précédent article, la professeure Paradelle était arrivée à un point de non-retour dans sa recherche et pensait abandonner. Voici comme elle a réussi à surmonter ce blocage et à continuer l’étude de sujets qui lui tiennent à cœur.
C’est donc au moment où vous pensiez tout abandonner, que vous avez commencé l’écriture de votre livre « Un silence de pierre et de cendre » ?
« Tout à fait ! Je me trouvais en demi-sabbatique. J’avais un projet sur la narration judiciaire du génocide, c’est-à-dire comment, à travers le jugement, on raconte un génocide. Au même moment, j’ai une amie qui m’a donné les premières épreuves de son livre et j’étais fascinée. Depuis l’adolescence, je voulais écrire, mais je n’avais jamais réussi. Je lui ai fait part de mon envie d’écrire et elle m’a dit : « Pour ton premier roman, il faut que tu écrives sur quelque chose que tu aimes. Mais surtout, il faut que tu écrives sur quelque chose que tu connais déjà, parce que, si tu dois faire de la recherche, tu vas reculer le moment d’écrire et tu ne rentreras jamais dans ton histoire ». Elle m’a dit ça un samedi et le dimanche, lorsque je marchais, je me suis dit : « Mais je vais écrire sur ma recherche ! ». Et là, c’est comme si le livre avait déjà été écrit en moi ! Je crois que c’était non seulement tout le savoir, mais également toute l’émotion accumulée, et tout était là. J’ai donc écrit mon livre durant ma demi-sabbatique, en six mois. Et je ne l’ai quasiment pas retouché. J’ai bien sûr apporté quelques corrections, à raccourcir certaines choses parce que, des fois, je mets trop de mots, donner plus d’explications à certains passages… Lorsque j’ai écrit le livre, c’était toute cette souffrance accumulée durant ma recherche qui s’est exprimée et, une fois que j’ai eu fini d’écrire, j’ai pu me remettre au travail. D’ailleurs, j’ai repris la magnifique phrase d’Henri Calet : « Ne me secouer pas, je suis plein de larmes » (Henri Calet, Peau d’ours, 1958), et je l’ai placé dans la bouche de mon personnage principal. Et c’est par lui que j’ai pu m’exprimer, car j’étais véritablement pleine des larmes de ma recherche et je les ai mises dans mon livre. La dimension cathartique a été incroyable, et je n’ai même pas écrit mon livre pour ça ! Mais c’est l’effet qu’il a eu. »
Quelque part, vous en aviez vraiment besoin, et c’est arrivé de manière très humaine, très spontanée. Vous ne vous êtes pas dit un matin : « Tiens, je vais faire un livre pour pouvoir parler de ma recherche ».
« Non, en effet ! Je ne me suis pas dit que j’allais écrire un roman pour transmettre ma recherche. J’ai commencé le roman, et c’est en l’écrivant que je me suis servie de toute ma recherche. C’est donc au fur et à mesure du projet que je me suis rendu compte à quel point c’est un joli médium, une manière de transmettre autrement. C’est aussi une restitution, quelque part, parce que, lorsque nous faisons de la recherche de terrain, nous recevons énormément des personnes que nous avons en entrevue, mais nous rendons peu. Nous rendons peu parce les articles scientifiques ne seront pas accessibles à ces personnes, soit parce qu’elles n’y ont pas accès, soit à cause du jargon technique et juridique utilisé. Donc, mon roman est aussi conçu comme une restitution, et là, avec beaucoup d’humilité, parce que nous ne pouvons pas parler à la place des victimes. D’abord, elles ne nous le demandent pas. Quand elles nous le demandent, ce n’est pas de parler à leur place, c’est d’écrire leur histoire, lorsqu’elles-mêmes n’ont pas cette facilité. Je prends l’exemple du Rwanda, où la culture orale est très présente. Les gens ne vont pas avoir spontanément le réflexe de se mettre à écrire, et c’est pour ça qu’ils font appel à des chercheurs ou à des journalistes ou encore à des personnes tierces pour écrire leur histoire. Mais, dans mon exemple, on ne parle pas à leur place, et donc il n’était pas question pour moi de parler à la place des rescapés dans mon livre. Cependant, la mémoire directe est en train de disparaître dans le génocide des Juifs. Je reçois la lettre d’information de la Fondation pour la mémoire d’Auschwitz, et il y a deux femmes rescapées qui viennent de s’éteindre à l’âge respectif de 88 ans et 90 ans. Simone Veil est décédée l’an dernier. Et je parle seulement pour les rescapés d’Auschwitz, et ce sont donc des personnes qui sont en train de disparaître. Donc, je me sens un devoir, comme porteur de mémoire secondaire, ce n’est donc pas parler à la place de, mais parler aux côtés de. »
C’est là que se situe la difficulté la plus importante que vous avez rencontré lors de l’écriture de votre roman. Vous en parliez d’ailleurs lors de la Journée Germain Brière. Vous avez dû aménager des moments où le lecteur puisse respirer, reprendre son souffle entre les moments de souffrance, tout en racontant le génocide.
« En effet, surtout qu’il faut bien voir qu’il y a deux courants de pensée. Il y a ceux qui récusent toute forme d’expression sur le génocide. Que ce soit de la littérature, du cinéma, de la poésie ou tout autre art, alors qu’il y a eu de l’art à Auschwitz. Des personnes ont dessiné, sculpté, fait de la musique dans ce camp. Et dès le lendemain de la libération, certains rescapés se sont exprimés à travers divers moyens de communication. Mais, c’étaient des rescapés. Et sitôt que l’art ne provient pas de rescapés ou de la communauté, la question se pose. Est-ce que l’on peut le faire, a-t-on le droit de le faire ? On a toujours peur d’être l’intrus ou de dévoyer ce que l’on a voulu faire. Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion de voir le film « La vie est belle » de Roberto Benigni. C’est un film magnifique ! Cependant, il y a eu des critiques qui demandent comment a-t-on pu faire un jeu avec Auschwitz ? Alors que pour moi, il n’y a rien de ludique dans ce film. Notamment, lorsque l’interné a son fils dans les bras, qu’il ramène d’une fête d’anniversaire dans le camp et, qu’au détour d’une ruelle, il se retrouve devant un monceau de cadavres. Mais cela n’empêche pas que c’est la perception que certains rescapés ou enfants de rescapés ont eu parce que c’est un traumatisme transgénérationnel. L’œuvre peut ne pas être comprise, et c’est légitime. Dans mon livre, à aucun moment je n’ai voulu détourner, falsifier, rendre plus facile à voir, à lire ou à comprendre le génocide. Mais, il a fallu que je ménage mon lecteur parce que s’il l’arrête après quelques pages, ou avant la fin de mon livre, je n’ai pas réussi à transmettre ce que je souhaitais. Il faut, donc, trouver un équilibre, savoir comment parler du génocide, tout en restituant la réalité, mais sans tomber dans l’exhibition de l’horreur et la fascination du morbide. »
Vous recevez la lettre d’information de la Fondation de la mémoire d’Auschwitz : souhaiteriez-vous avoir un retour de leur part sur votre livre ?
« Je voudrais envoyer mon livre à la Fondation de la mémoire d’Auschwitz et à différentes organisations qui travaillent sur l’Holocauste, mais, ce qui me retient, c’est cette peur que ce soit mal pris. Tout d’abord, parce que j’en parle à travers un roman policier et, par ailleurs, une partie se déroule à Auschwitz. Et bien que ce soit en 1977, je me demande si on peut se servir d’un camp de concentration comme un environnement pour un roman. Je crois que c’est un manque de courage de ma part, mais je n’ai tellement pas voulu dévoyer l’histoire, le génocide. Je pense que ça me blesserait si le retour était négatif. Mais bon, il faut que je le fasse, et puis, si le retour est négatif, et bien, il faut que j’aie le courage de l’accepter et de le comprendre pour pouvoir y répondre. »
Qu’est-ce que vous a apporté l’écriture de votre roman policier, aussi bien sur le plan personnel que professionnel ?
« On écrit différemment. J’ai une écriture très littéraire dans le livre. Et, en écrivant autrement, vous pensez différemment. Comme j’ai exposé ma recherche différemment avec d’autres mots, je l’ai donc pensée différemment. C’est tout l’impact de l’écriture sur la pensée ; et ça m’a mené à faire des liens que je ne faisais pas avant. Et je suis revenue à ma recherche en me posant de nouvelles questions. Ce qui fait qu’il n’y a pas eu la recherche d’un côté et le roman de l’autre, comme deux univers séparés : j’ai constamment fait des allez retours entre les deux. Et, du coup, ça m’a permis de me remettre complètement à travailler sur ces sujets-là, de les penser et de les transmettre différemment. Comme lors de la Journée Germain Brière, je cherche à avoir une réponse de la part des personnes. L’écriture, tout comme une conférence, ce n’est jamais à sens unique. Les personnes posent des questions, vous donnent un retour, et c’est ça qui nourrit le chercheur. Avec ces réactions et retours, on se dit : « Mais oui, c’est vrai ! Je pourrai explorer ça de cette manière, je n’y avais pas pensé comme ça ! ». Par conséquent, cela devient une partie intégrante de la recherche : c’est une autre manière de l’exposer, qui amène à y penser différemment. »
Encore un grand merci à Mme. Paradelle qui a donné de son temps afin de partager son expérience et sa passion. Si vous avez des questions ou des commentaires, n’hésitez pas à communiquer avec moi ou directement avec Mme. Paradelle.
Par Kelly Forestier
Étudiante internationale en 3ème année (LL.L – DVM)