Ceux et celles qui me connaissent bien le savent. Hegel (1770-1831) est de loin mon philosophe préféré et une personne pour laquelle j’ai énormément d’admiration. Premièrement, parce qu’il a profondément marqué l’histoire de la philosophie par ses idées originales et percutantes. Deuxièmement, parce que ses idées sont saisissables uniquement à travers un exercice intellectuel contradictoire qui sera toujours sujet au changement (la dialectique). Troisièmement, parce qu’à travers le système idéaliste qu’il a bâti, il est possible d’observer le monde à la fois dans une perspective universelle et particulière dans un effort de réconciliation interminable entre les deux. Autrement dit, sa philosophie n’a pas de limites à part elle-même ; lorsque l’on pense avoir saisi un concept, nous réalisons qu’il est déjà trop tard et il nous faut tout recommencer.
Tout au long de sa vie, Hegel a exploré plusieurs champs de la philosophie tels que l’esprit (Geist), la logique, l’histoire, l’esthétique, le droit, la religion, etc. Selon moi, ce qui le différencie vraiment des autres est qu’il a su tisser un fil conducteur à travers ces différents domaines. En d’autres mots, en explorant indépendamment chacun d’entre eux, il a fait ressortir leur caractère universel. Dans les lignes qui suivent, je tenterai de vous résumer sa vision bien particulière de l’histoire.
D’emblée, Hegel ne croit pas que l’histoire est strictement l’addition d’une suite d’évènements contingents, ce qui est probablement la manière la plus populaire de la concevoir. Au contraire, le philosophe de Stuttgart croit plutôt que l’histoire chemine rationnellement dans le temps vers un but déterminé. Cela implique qu’il est possible de mettre en lumière le caractère nécessaire des évènements malgré leur contingence et leur apparence de linéarité.
Mais quel est ce but déterminé de l’histoire dont Hegel nous parle ? Il s’agit de la liberté, dans le sens kantien du terme, soit la réalisation de nos responsabilités à l’égard de la société et, de manière plus générale, à l’égard du monde. D’où émerge l’idée abstraite suivante : l’histoire progresse vers la liberté. À première vue, la liberté n’est qu’une finalité purement humaine, mais Hegel la conçoit aussi comme étant la finalité du Geist (conscience collective). Ainsi donc, l’histoire est le développement de la conscience collective. De plus, ce développement est en fait identique à celui d’une conscience individuelle, en ce sens où la conscience doit inévitablement passer à travers le processus dialectique circulaire (thèse – antithèse – synthèse) pour se réaliser. En effet, se manifestant par le biais de sa culture, ses arts, sa religion, sa philosophie, ses institutions, etc., le Geist progresse d’extrême en extrême avant de pouvoir trouver un équilibre qui sera lui-même éventuellement sujet à un autre extrême et ainsi de suite.
De cette manière d’appréhender l’histoire, il y a deux observations qui ressortent et sur lesquelles j’aimerais attirer votre attention. Premièrement, bien que la liberté soit la finalité de la conscience collective, Hegel nous dit que cette dernière n’en est pas consciente ce qui fait en sorte que le fil conducteur rationnel du Geist ne peut être compris que rétrospectivement. C’est pourquoi nous ne pouvons jamais vraiment expliquer précisément, dans un moment présent particulier, le pourquoi d’une action ou d’une pensée. Pour parler en termes dialectiques, c’est seulement en saisissant la synthèse des choses que nous pouvons comprendre la thèse et l’antithèse, mais le problème est que nous ne savons jamais quand « nous » nous y trouvons ce qui fait en sorte que nous ne pouvons que lui conférer une apparence de nécessité. Cependant, et voici le punch hégélien, cette apparence de nécessité est elle-même nécessaire si nous voulons donner du sens au monde. Par exemple, si je prends l’autobus de 8h30 pour me rendre au travail, évènement purement contingent puisque rien ne me garantit que l’autobus arrivera à l’heure, le fait que j’arrive au travail à temps m’apparait rétrospectivement comme un évènement qui m’était nécessaire. Dans le même ordre d’idées, nous pouvons rationnellement affirmer que la Deuxième Guerre mondiale était nécessaire à la préservation des droits et libertés de l’humanité. Deuxièmement, en raison du fait que l’histoire procède dialectiquement, nous ne devrions pas regarder le futur comme étant une « amélioration » du passé, mais plutôt simplement comme un changement en réaction au passé. Certes, la situation historique future peut s’avérer «meilleure» que la précédente, mais il s’agit d’une ponctualité dans l’histoire qui, avec l’effet du temps, sera probablement réinterprétée comme un simple changement. Conséquemment, quoique paradoxalement, chaque période de l’histoire a donc quelque chose de positif à nous apprendre et peut nous aider à combler certaines lacunes du présent sans pour autant conclure qu’il sera objectivement « meilleur ».
Pour terminer, il est important de souligner que la vision hégélienne de l’histoire peut nous aider à éclairer nos choix, en tant qu’individu et en tant que société, en nous donnant une perspective alternative à notre façon d’évaluer et d’interpréter les changements. Dans cette optique, elle peut plus précisément nous mettre en garde contre ceux qui pensent que le changement est la réponse à tous les maux.
Par Louis Gilmour, rédacteur