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Gulîstan, terre de roses : sœurs d’âmes

Un article de Camilla Thiffault

Camilla Thiffault

cthif024@uottawa.ca

 

« Ce qui compte pour nous, c’est la liberté de l’âme, sa beauté. »

Voilà les premières réflexions que dévoile Sozdar, révolutionnaire, femme de tête et âme bienveillante de sa faction. Nous sommes au cœur des montagnes du Kurdistan où  les combattantes du « Parti des travailleurs du Kurdistan » (PKK) mènent une vie rythmée par une formation idéologique et pratique avant d’être envoyées sur les lignes de front en face du groupe armé « État islamique » (ÉI). C’est en grande partie ici que prend place « Gulîstan, terre de roses », long-métrage réalisé par Zaynê Akyol, cinéaste Kurdo-Montréalaise, une fenêtre privilégiée sur le visage féminin du groupe révolutionnaire. Son affiche dépeint une soldate dans la vingtaine sur un arrière-plan montagneux, keffieh berçant ses hanches, regard doux et à la fois percutant, dédié à l’horizon.  Force est de constater que ce portrait est antithèse de la représentation occidentale surmédiatisée des guerrières kurdes : amazones charismatiques, kalachnikov en bandoulière, bravant les exploits militaires au nom de la liberté dans une région désespérée. Certes, ce pied de nez au groupe État islamique a séduit l’Occident. Or, le PKK s’active depuis 1978 et est demeuré largement inconnu du grand public jusqu’à l’heure de la lutte contre l’ÉI. Rendez-vous aux premières loges d’une nation et de sa révolution, en compagnie de « Gulîstan, terre de roses » ainsi que de sa réalisatrice, Zaynê Akyol.

 

Sozdar

 

« Volez jusqu’à Sinjar! »

Bien qu’entaché d’un bel esprit de camaraderie, il ne va pas sans dire que les militantes du PKK sont soumises à une stricte discipline militaire. « Gulîstan » met donc en lumière les activités ritualisées de ces femmes qui, quant à elles, guident leur préparation pour la libération des populations yézidis, prises au piège sur le mont Sinjar, en Irak (2014). Entraînement physique, maniement des armes, et repas pris en commun. À cet égard, Akyol mentionne : « Je n’ai jamais senti que je leur enlevais quelque chose. Elles me donnaient quelque chose. À titre d’exemple, il y a une scène où elles nettoient leurs armes les unes à côté des autres. Cette scène était complètement leur idée. » Dans cette saynète, l’une des soldates s’exprime comme suit : « Mon arme est russe et elle s’appelle Patience. » Voilà une artillerie dont le prénom est à la fois révérence et ironie…Effectivement, le long-métrage peut être perçu comme portant sur l’attente :   les militantes attendent impatiemment que le combat s’engage en face des lignes ennemies, symboles de la barbarie. En contrepartie, pour Akyol, il ne faut pas s’arrêter ici. Selon elle, ces femmes conspuent la violence et ne souhaitent pas se battre avec une mitrailleuse « PK » en avant-scène. À l’instar, elles désirent plutôt combattre avec la force de la pensée philosophique ainsi que politique. Ainsi, celles qu’elles appellent « Patience », « Bien-aimée », « Bulbul »  sont un gage de leur vie qui abrite deux revers, l’un pratique, l’autre idéologique.

C’est pourquoi Feride Alkan, vétérante, s’adresse de la manière suivante aux factionnaires attentifs, assis à ses côtés : « Camarades, c’est la formation qui importe plus que tout. Ceux qui ne s’intéressent qu’à la guerre et non à la formation, ils ont mal compris le PKK. En fait, le PKK est un mouvement qui combat en s’éduquant. Il mène une guerre idéologique, politique, morale et philosophique».

Une arme qui sert une idéologie

En scission marquante avec la société kurde traditionnelle, conservatrice et patriarcale, le PKK aspire, très largement, à la « Liberté ».  Plus particulièrement, sa lutte sociopolitique cible plusieurs formes de relations de « domination » dont notamment, le patriarcat, le capitalisme et plus globalement, l’État.

 

La lutte contre l’État

« C’est une déstructuration complète que propose le PKK »,  affirme Zaynê. En effet, la doctrine du Parti repose sur la « démocratie sans État », système politique inspiré du penseur Murray Bookchin, militant de la gauche radicale dont les idées fusionnent marxisme et anarchisme. Cette doctrine, adoptée en 2005 par le PKK (à l’instar de l’indépendance du Kurdistan), transcende l’idée d’une société autonome, démocratique, antihiérarchique et égalitaire, axée sur l’organisation collective et locale. Démocratie directe, amphithéâtres et « free speech » au menu.

Au Rojava, territoire autogéré, officiellement non reconnu, enclavé d’une part et d’autres par l’ÉI et l’armée du régime Al-Assad,  une expérience politique à l’image du rêve kurde turco-syrien est en cours.  Dans le «Système fédéral démocratique de la Syrie du Nord», les décisions sont conclues par des instances politiques paritaires.  Dans les citées, la société civile s’organise, notamment par l’entremise des « communes », présentes dans chaque quartier, dans lesquelles les enjeux du moment sont discutés.  En outre, une organisation indépendante des femmes prend vie à travers des initiatives telles que les centres éducatifs et les maisons de quartier qui forment ces femmes ou encore, les hébergent en cas de violence domestique.

Quoi qu’on puisse affirmer que quelque chose ait vraisemblablement germé des décombres de la Syrie, l’avenir demeure très fragile et imprévisible pour ce type d’idéal que le PKK aimerait étendre à l’échelle de 30 millions de Kurdes, dispersés principalement dans trois pays, et plus encore, à l’échelle planétaire! À ce sujet, Zaynê s’exprime comme suit : « Je crois que la critique à faire c’est que c’est très idéaliste, c’est une utopie, une « société parfaite », si je peux dire ! ».  Toutefois, elle ajoute : « C’est facile de critiquer, mais c’est la seule expérience qui semble fonctionner pour les Kurdes. Les autres expériences qu’ils ont tentées dans les autres pays n’ont jamais fonctionné. Ils ont toujours fini par se faire persécuter! » Certes, l’histoire kurde a été celle de l’oppression (interdiction de l’usage de la langue, déportation des populations, procès et incarcération arbitraires, combats sanglants) et vis-à-vis cette plausible « victoire » du Rojava, il est ainsi préférable d’accorder le bénéfice du doute…

 

 

La lutte contre le patriarcat

« L’existence commence comment? Avec la femme, avec la mère. La liberté commence comment? Elle commence avec la femme. […] C’est la femme qui donne naissance au peuple et à la connaissance. Elle est l’essence de l’existence […] Elle est la force morale fondamentale. » Les paroles de Sozdar, féministe convaincue, incarnent la vision que les militantes du Parti portent : la femme, expression de la force libertaire. À cet égard, le refus du carcan traditionnel et l’émancipation féminine sont des finalités qui motivent en grande partie les combattantes à s’enrôler dans lesdites factions. La plupart d’entre elles voit leur engagement comme un gage de solidarité envers toutes les femmes.  À ce titre, Rojen, tête d’affiche de « Gulîstan », lève le voile sur son engagement : « Ma difficulté à moi fut ma mère, car elle m’a élevée jusqu’à ce jour, en y mettant toute son énergie […] Puis je l’ai quittée alors je n’ai pas la conscience tranquille, mais seulement face à elle. Sinon, j’ai le cœur serein, car je mène cette lutte non seulement pour ma mère, mais pour toutes celles du Kurdistan, pour tous les peuples, toutes les mères du monde. »

L’idéologie féministe dessinée au sein de la mouvance politique kurde cible d’une part la suprématie masculine en tant que racine des relations de domination. D’autre part, elle cible le capitalisme, considéré origine des politiques sexistes et opprimantes. À ce sujet, Sozdar dévoile ses réflexions : « Le système capitaliste, incarnation de l’immoralité absolue, pourquoi se fierait-il aux femmes? Que dira-t-il donc? Frapper la femme pour frapper le peuple et l’anéantir. Que fait le capitalisme? Il réduit le peuple à néant, il affaiblit et anéantit son cerveau ainsi que son âme, il crée des personnes robotiques. […] Mais si tu te connais. Tu sauras être libre. […] Tu créeras ta liberté. » N’empêche qu’en Occident, la mouvance féministe a plus largement renoncé à s’affranchir du capitalisme et des institutions étatiques. En effet, les « féministes » ont plutôt cherché à construire leur lutte par l’entremise de droits individuels garantis par l’État. À l’instar, les militantes kurdes cherchent à s’émanciper par la remise en question des formes hégémoniques que constitue pour elles l’État, ainsi que le capitalisme. À ce titre, Zaynê explique la vision des femmes qu’elle a côtoyées aux fins du long-métrage : « Elles se disent que oui, on a l’indépendance monétaire pour être « autosuffisantes », mais au final quand tu ne participes pas à la vie politique, quand tu ne prends pas les grandes décisions, il est où le féminisme, elle est où la réelle liberté? Je pense qu’il y a une grande critique face au système capitaliste. »

Cela va sans dire que l’avènement d’une société affranchie et égalitaire est un idéal qui, pour ces femmes, méritent tous les sacrifices, car il ne faut pas oublier que lourdes sont les conséquences d’un enrôlement au sein du PKK : mort au combat, prison, renonciation à fonder une famille et à jouir de la vie familiale, etc. À cet égard, Rojen rapporte quelque chose de touchant au sujet de sa mère et de son départ : « Alors tu y penses, tu te dis que tu ne la reverras plus et cela t’affecte beaucoup. Je suis allé la voir plusieurs fois pour lui parler, mais je n’y arrivais pas, j’avais les larmes aux yeux. Elle était assise et je suis allée à côté d’elle pour lui parler, non pas pour lui dire que je partais, mais pour la serrer une dernière fois dans mes bras. »

 

Rojen

 

« Vive le dirigeant Apo! »

Abdullah Öcalan, de son surnom « Apo », qui signifie « oncle » en langue kurde, est le fondateur du PKK. Bien qu’incarcéré en Turquie depuis 1999, il demeure omniprésent au pays des montagnes rocailleuses et du désert aride. Au fil du long-métrage, son visage orne la poitrine des combattantes et on les entend s’exclamer passionnément :    « Pas de vie sans le dirigeant! Tous nos camarades rêvent de la libération du dirigeant Apo! Vive le dirigeant Apo! ».  Aux rendez-vous politiques hebdomadaires, lecture des écrits de cet icône suivie d’applaudissements exaltés. Ainsi, il semble définitivement exister un culte de la personnalité. Seulement, ce phénomène est souvent à l’effigie des plus grandes dictatures et par ailleurs, cette manifestation d’adoration ne constitue-t-elle pas elle-même un certain paradoxe? En effet, Apo est un « leader » qui incite son peuple à décider par lui-même et pourtant, tout le monde semble boire ses paroles… À ce sujet, Zaynê s’exprime comme suit : « Oui, c’est un phénomène que j’ai pu observer. Or, il existe une pauvreté intellectuelle de la société kurde. La plupart des intellectuels kurdes ont été emprisonnés, incarcérés ou pendus. Abdullah Öcalan, quant à lui, est le seul penseur, intellectuel, qui a su proposer une vision indépendante et elle semble être la seule qui « fonctionne » en ce moment pour les Kurdes. Je crois que la critique à faire ici est qu’il n’existe pas d’autre opposition pour le moment. »

De fait, dans un univers emboîté où la doctrine d’Apo semble être systématiquement acceptée, qu’arrivera-t-il à quiconque la défie? Il s’avère qu’au Rojava, « Human Rights Watch » a documenté des cas de persécutions à l’endroit des oppositions au « Parti de l’Union démocratique » (PYD), parti politique intimement lié au PKK. En contrepartie, Zaynê signale : «Il ne faut pas oublier qu’initialement, le système imaginé par le PKK transpose une autogestion sans partis politiques. C’est une destruction de l’État axé sur la démocratie directe, une organisation locale et collective. C’est la société qui participe.» Théoriquement, le pouvoir ne serait donc pas monopolisé entre les mains d’une seule personne ou parti politique, car réparti au sein de la société. Néanmoins, tel que mentionné ultérieurement, il appert qu’en l’état actuel des choses le projet révolutionnaire porté par le  PKK demeure sujet précaire.

 

« Terre de roses »

Dans le vidéoclip « Risk it all », Helly Luv, de son vrai nom « Helan Abdulla », chantonne « put ya guns up in the air! », entourée de guerrières aux yeux maquillés, ongles vernis, brandissant des kalachnikovs. C’est ainsi qu’elle invite à défendre le Kurdistan. Troublant, sans aucun doute. En contradiction flagrante, Zaynê mentionne : « Moi enfaite (sic.) j’ai décidé de défaire cette image-là. On les représente beaucoup de cette façon-là et j’ai vraiment voulu aller dans l’intime et proposer autre chose qu’une femme avec une arme. » Évidemment, ces femmes défendent le territoire kurde en Irak et en Syrie, luttent contre l’ÉI, mais surtout, elles incarnent et aspirent à une idylle révolutionnaire axée sur l’émancipation des femmes et une même vision de la liberté. Plus encore, ces femmes sont davantage que le sujet d’une analyse géopolitique et c’est la raison pour laquelle Akyol a fait de son long-métrage une fenêtre intime sur leur vie plutôt qu’un écho des informations factuelles répétées tous les jours à la même heure.

Pour réussir ce pari à l’égard de l’auditeur, la démarche cinématographique d’Akyol réside dans une symbiose entre la caméra et l’individu derrière, qui transcende en soi un personnage. Pour sa part, le téléspectateur souscrit à la relation entre la réalisatrice (caméra) et les soldates à travers l’écran. Ainsi, cette approche crée un rapport triangulaire entre la réalisatrice, les soldates et le spectateur de sorte que ces derniers deviennent les principaux interlocuteurs. Dans une atmosphère intime, « Gulîstan » offre une plongée, un « feeling » de la lutte révolutionnaire du Parti à partir du point de vue de ses guérilléras, qui, quant à elles, rêvent de lendemains de liberté. C’est par ailleurs à leur image que Sozdar révèle ses dernières pensées : « Demain, nous partons en guerre […] Mes propos sont peut-être mes dernières paroles pour toi ou peut-être pas […] Dans ces demains libres, avec une vie libre, j’aimerais te retrouver […] Prends soin de toi […] Je t’aime ».

Source photos: espacemedia.onf.ca

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