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Chroniques engagées

Chaque recherche a sa propre histoire

Mme Paradelle est actuellement professeure agrégée à la Faculté de droit civil de l’Université d’Ottawa. D’origine française, elle a effectué tout son parcours scolaire et universitaire en France, à l’exception de son doctorat en droit islamique qu’elle a complété en Égypte. Directrice de la Revue générale de droit, elle est l’auteure de multiples articles et contributions scientifiques. Elle a également publié, récemment, un ouvrage de genre romanesque aux éditions Petra.

C’est donc avec humilité que je prête ma plume aux propos de Mme Paradelle, avec laquelle j’ai eu la chance de m’entretenir à la suite de la Journée Germain Brière. J’espère que cette entrevue vous permettra de découvrir, ou de mieux comprendre, son travail, tant d’un point de vue juridique, qu’humain.

Vous donnez notamment le cours « Justice et violences politiques extrêmes » à la Faculté. Qu’est-ce qui vous a amené à faire de la recherche dans ce domaine ? Avez- vous toujours su que vous vouliez travailler sur ces questions ?

« Travailler sur la justice et les violences extrêmes, cela s’est fait un peu par hasard. J’ai commencé par faire un doctorat en sciences politiques, sur la manière dont les états musulmans se servent de la Sharia dans leurs pratiques internationales. Puis, en marge de cette thèse, je faisais du terrain à Genève auprès de la Commission des Nations Unies, à la Commission et à la Sous-commission des droits de l’homme pour voir comment les délégations étatiques des pays musulmans se comportaient et quels types de valeurs et de droits elles défendaient devant ces instances.

À côté des travaux des Commissions, je suis allée assister à une conférence donnée par un juge québécois, le juge Roberge, qui rendait la justice dans les communautés autochtones. Cela m’a tout de suite beaucoup intéressé. Ne voulant pas rester enfermée dans le droit islamique, à la fin de mon doctorat, j’ai fait une demande de bourse postdoctorale à l’Université de Montréal, afin de pouvoir venir au Canada et étudier la Cour de justice itinérante.

Dans les années 2009-2010, j’ai notamment travaillé avec Hélène Dumont, professeure en droit criminel à l’Université de Montréal, sur l’élaboration du Statut de Rome et la Cour pénale internationale. Ce qu’il faut bien comprendre c’est que suite au tribunal militaire international de Nuremberg, qui jugeait les grands criminels de guerre nazis, le droit pénal international s’était essoufflé, avant de réémerger avec les tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, puis avec la Cour pénale Internationale. De ce fait, Mme Dumont m’a engagée, afin d’étudier comment le droit pénal international pouvait être reçu dans un pays comme le Rwanda.

Je suis ainsi passée de la recherche en droit islamique, à la recherche sur les génocides, les crimes contre l’humanité, la torture, les disparations forcées… De façon générale, j’étudie les violences politiques extrêmes, c’est-à-dire, comment les états se servent de violence de masse pour asseoir leur pouvoir et, ainsi, écraser l’opposition.

C’est donc comme ça, tout à fait par hasard, que j’ai commencé à travailler sur les violences politiques extrêmes et notamment sur le génocide ».

Comment décririez-vous votre recherche, notamment en ce qui a trait au Rwanda ?

« Je pense que, ce que Mme Dumont recherchait en moi pour cette recherche, c’était, à la fois, mon bagage juridique, mais également mon regard anthropologique et sociologique sur le droit, afin d’étudier la réception de ce droit pénal international au Rwanda, car, dans ce pays, on est véritablement en présence de systèmes juridiques différents. On a d’un côté, un droit national de tradition civiliste hérité de la colonisation belge, de l’autre, le droit de tradition coutumière qui reste très important, et il fallait comprendre comment on pouvait intégrer le droit pénal dans un système aussi complexe et prévoir les différents conflits de droit que l’on pouvait rencontrer. Tout cela s’inscrivant après un génocide, qui a fait plus d’un million de morts en l’espace de dix semaines, dans un pays qui était complètement ravagé et qui, dans un premier temps, n’a pas pu rendre justice. Les juges étaient morts. Les avocats étaient soit décédés, soit en fuite parce qu’ils faisaient partie des génocidaires Hutus. Donc, tout le système juridique s’était effondré. Dans les premières années, la justice a été rendue essentiellement par le Tribunal pénal international pour le Rwanda ou alors, dans les pays étrangers, là où les génocidaires avaient trouvé refuge.

Durant ma recherche, je ne fais pas tant de droit positif : c’est plutôt une analyse critique du droit. J’analyse tous les défis, que posent au droit et à l’administration de la justice, des crimes qui sont hors-norme. On a des centaines et milliers d’accusés, voir, au Rwanda, on estime que deux à trois millions de personnes auraient participé directement ou indirectement au génocide. On se retrouve avec des centaines de milliers, voir des millions de victimes. Comment le droit peut-il répondre à cette criminalité-là, alors qu’il n’a pas été pensé pour ça ? Il a été pensé pour une criminalité normale : on peut avoir une criminalité de groupe, mais pas une criminalité de système, avec un état qui a mis son droit et son système de justice au service du crime. Donc, tout le principe de la légalité des délits et des peines, il a fallu y revenir parce que, bien souvent, ils étaient légaux. Nuremberg, le génocide des Juifs, cela s’est fait avec des lois qui ont été votées tout à fait régulièrement. En France, la collaboration et sa participation au génocide, ça s’est fait avec une législation sous le régime de Vichy, qui a été adoptée tout à fait régulièrement. On a donc été obligé de dire, même si le comportement était prévu par des lois, même s’il est légal sous ces lois, il n’en reste pas moins un crime ».

Vous avez travaillé sur différents cas de génocides, diriez-vous qu’ils ont tous la même logique ou peut-on les différencier ? En France, comme dans toute l’Europe, on insiste beaucoup sur la Shoa dans les cours d’histoire, pourquoi, à votre avis ?

« Dans tous les génocides, on retrouve une logique, des niveaux de souffrance qui sont les mêmes. Je ne pense pas que l’on puisse les hiérarchiser en termes de souffrance. Cependant, il est vrai que le génocide des Juifs se distingue de tout autre par l’industrialisation de la mise à mort. C’est dire, que l’on a sollicité tous les secteurs de la société, et on les a fait réfléchir à comment mettre à mort le plus de gens possible : alors, bien sûr, les idéologues et les biologistes qui ont élaboré tout un tas de thèses sur la race supérieure, mais également des chimistes afin d’élaborer le gaz le plus efficace. On a d’ailleurs testé plusieurs techniques de mises à mort avant d’en arriver aux chambres à gaz. On a, d’abord, testé, dans les hôpitaux psychiatriques, des mini-chambres à gaz. Puis, après, il y a eu la Shoa par balle, où on a tué plus d’un million de personnes, en leur tirant une balle dans la tête, mais, là encore, on s’est rendu compte que les soldats, qui ne refusaient d’ailleurs pas de le faire, étaient complètement perturbés et ils buvaient ; et que, par conséquent, il fallait mettre de la distance dans la mise à mort. Donc, on est passé à des camions de gazage, mais le régime n’arrivait pas au rendement voulu (et j’emploie volontairement le terme cynique de «rendement»). C’est donc, après ces multiples étapes, que l’on est passé aux chambres à gaz. Les chimistes ont testé plusieurs types de gaz, avant d’en arriver au zircon-B. On a fait venir des ingénieurs pour monter ses chambres à gaz, mais également pour qu’ils adaptent des fours de boulanger en fours crématoires. Et donc, toute la société qui a été mise à contribution, sans oublier le droit bien sûr ; avec des lois totalement criminelles, des juges, des avocats, des professeurs… Donc, toute la planification est faite par des intellectuels, par des personnes de savoir. Vous vous rendez compte qu’il n’y a aucune barrière, qui vous empêche de rentrer dans cette barbarie-là !».

Vous traitez des sujets extrêmement difficiles, avec des impacts sociaux importants. Vous parliez tout à l’heure de torture ; comment faites-vous pour effectuer une recherche de longue haleine dans ce domaine ? À un moment, toute cette violence doit forcément vous atteindre… ?

« Tout à fait ! La question est extrêmement pertinente. Je donne, d’ailleurs, le cours de méthodologie sur, ce que l’on appelle « les objets sales de la recherche », lorsque l’on travaille sur de la barbarie extrême et son corollaire obligé, qui est la souffrance extrême. Et, par conséquent, il a fallu que j’apprenne à me protéger. Je ne compare pas la souffrance que ressent un chercheur, ni de près ni de loin, à celle que ressente les victimes, mais il arrive un moment où la souffrance des personnes vous pénètre.

Et je pense que, de manière générale, ça finit par vous atteindre extrêmement profondément à un double niveau. Et je ne parle pas seulement pour moi, mais pour la majorité des chercheurs qui travaillent sur ces questions-là. Tout d’abord, vous désespérez totalement de l’humanité parce que vous apprenez très vite que, dans les auteurs de ces actes de barbarie extrême, il y a 2% des participants qui sont véritablement des sadiques, des pervers et des psychopathes, mais les autres, les 98%, ce sont des gens tout à fait ordinaires, comme vous et moi.

Donc, déjà, ça vous fragilise beaucoup parce que vous vous demandez : si j’avais été placé dans les mêmes circonstances, les mêmes conditions, qu’est-ce que j’aurais fait ? Tant que la personne n’est pas placée dans ces environnements-là, tant qu’elle n’a pas peur, parce que la peur conditionne les comportements, et que l’on ne touche pas aux membres de sa famille et à ses amis proches, je défie quiconque de pouvoir dire qu’il aurait adopté le bon comportement. Donc, déjà, ça vous fragilise par rapport à vous- même.

Maintenant, je dois nuancer, parce que je ne pense pas que tous les chercheurs n’en arrivent pas à la même désespérance. On a des parcours différents : certains vont se réfugier dans différents environnements, mais, moi, ça été de désespérer totalement de ce que l’on est, en tant qu’être humain.

C’est à dire, de me dire, si on est capable de se faire ça, les uns aux autres, mais à quoi ça sert de continuer ? Je suis allée jusque-là ! Parce que vous êtes confrontés à des niveaux de barbarie tellement extrêmes, que vous vous demandez : comment a-t-on pu réfléchir à ça ? Je veux dire, je travaille sur la torture, et je me demande : comment a-t-on pu mettre tant d’intelligence, au service de techniques pour torturer l’autre ?

Surtout que cette recherche, elle a un côté obsessionnel. Une fois que j’y suis rentrée, toute ma vie y a été dédié. Je ne lisais plus que ça : des études, des témoignages. Je regardais des documentaires, des reportages. Dès que j’avais du temps libre, je le mettais au service de ma recherche. Je vivais tout le temps entourée d’un niveau de violence extrême. Et, il y a un moment, où je suis me suis interrogée sur mes intentions. Je me suis demandé si je n’étais fascinée par le mal ? Il a fallu que je me confronte à cette possibilité parce que, s’il y a une fascination, ça vous fait quelque chose personnellement. Qu’est-ce que cela fait de vous ? Jusqu’à ce que je réalise que je ne comprends pas comment on peut en arriver là. Il y a une partie que je comprends, la partie très rationnelle du crime (c’est un crime collectif, donc lorsque toute une société s’implique dans le crime, ça facilite le passage à l’acte), mais il y a une partie que je ne comprends toujours pas. Comment peut-on en arriver là, en tant que personne, et en tant que société ? Et ça, je ne le comprends pas et c’est toujours ce que je cherche à comprendre ».

Ce n’est pas le crime rationnel, que l’on réussit à expliquer, qui vous fascine, mais cette part de mystère, l’irrationnel humain, qui mène toute une population à l’accomplir ?

« Exactement, comment en tant qu’être humain normal, pas pervers, pas sadique, pas psychopathe, comment, à un moment donné, on peut contribuer à ça ? Avec cette recherche, on ne s’en rend pas compte, mais on se met extrêmement en danger. Je me rappelle, un jour, j’étais dans un café à Montréal, en train de lire tout en mangeant, et un monsieur voit le titre de l’ouvrage et qui me dit : « Mon dieu ! Mais vous lisez des choses bien difficiles ! ». J’ai alors appris qu’il était un rescapé, il avait dans les 80 ans. Et il a eu cette parole qui ne m’a jamais quittée : « Vous savez madame, il faut faire très attention, parce que ces lectures-là vont vous mettre en danger. Vous travaillez sur des choses dangereuses ». Mais, à l’époque, je débutais, donc je n’avais pas encore été confrontée à cette victimisation secondaire, quand vous devenez victime de votre objet de recherche et ne me suis pas rendu compte.

Plus les années passaient, plus je me suis rendu compte qu’il fallait absolument que j’apprenne à maitriser la dangerosité de mon objet de recherche. J’ai donc travaillé avec des psychologues, qui eux-mêmes ont travaillé avec des rescapés. Aux moments où ça devient trop dur, j’arrête les entrevues ; j’arrête de travailler sur les témoignages et je travaille plutôt sur des dimensions plus techniques. En droit, c’est facile de travailler sur les concepts. Quand, véritablement, même ça, ne me permet plus de lâcher, et bien, je laisse tomber pendant un temps et je travaille sur d’autres projets de recherche.

Par ailleurs, il faut avoir une vie très équilibrée. Il faut arrêter de ne lire que sur ça et de ne travailler que sur ça. Quand vous avez fini votre journée de travail, vous lisez des choses plus ludiques. Et puis, comme vous ne pouvez pas en parler avec des amis, ou dans les colloques, car vous mettez la distance du chercheur, il faut évacuer toute cette souffrance autrement. Et donc, moi, je fais beaucoup de sport et de travaux manuels, et j’ai recommencé à m’investir dans des choses que j’avais totalement arrêtées. J’ai commencé à avoir une vie plus diversifiée, mais, malgré ça, comme vous le savez, il est arrivé un moment où je n’ai plus pu. Et là, je me suis dit : « C’est le moment d’abandonner ». ».

Vous ne serez pas surpris d’apprendre que la professeure Paradelle n’a pas abandonné sa recherche et continue toujours. Dans la deuxième partie de cet entretien, je partagerai avec vous comment elle a réussi à surmonter ce blocage dans sa recherche.

Un grand merci à Mme Paradelle qui a gentiment donné de son temps afin de partager son expérience et sa passion.

Par Kelly Forestier.
Étudiante internationale en 3ème année (LL.L – DVM)

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